Il m'a répété ça deux fois, croyant que je m'étais autorisée une pause devant le cinquième film d'horreur de la soirée. Mais non. Je m'autorise rarement, je m'accorde peu. Mais lui, à mes côtés, Loup s'autorise. Il me parle, parfois non, parfois plus. Cette fois et bien d'autres, il s'allonge, retire ses lunettes et s'endort instantanément. J'ai toujours trouvé ça incroyable, cette facilité à tomber d'un coup. L'abandon, brutal. Il doit être épuisé ou détendu, je ne sais jamais. Je ne demande pas parce que peu importe. Il se repose, pas moi. C'est bien comme ça.
Je le regarde de l'autre bout de l'oreiller vert velours, ses yeux clos et sa respiration lourde tournés vers moi.
Je ne dors pas avec toi.
5 minutes.
Après, je vais fumer une clope.
Il voulait se rassurer, sans doute. Ou alors, l'alcool a fait son boulot.
A une époque, Loup enchaînait deux bouteilles de Jack et 20 cachets de Xanax.
Ce qui me choque, c'est qu'il arrive à boire un aussi mauvais whisky.
Je l'observe, sans admiration ni tendresse, dans un silence fraternel. On ne se comprend pas vraiment mais on se comprend plus que trop de gens. Dans sa tête aussi, c'est un grand feu. Comme chez moi, ça brûle partout, ça pile en cendres. On ne s'aide pas et on s'écoute à peine ; répondre encore moins. On reste, pas proches pas loin, soucieux de ce petit espace qui protège mon corps du sien et le sien du mien. Deux rives ou deux rails et jamais, pas se rejoindre. Garder ce précieux fossé de distance que tant voudraient rendre plein. Loup et moi faisons face, à nous comme au reste. Mais on s'en tient là, chacun à l'aise de son côté du monde, si fier et bien froid.
Un jour, Loup a glissé ses doigts entre les miens. Il faisait encore soleil, pourtant, ça n'avait rien à faire là. Ce n'est pas dans les rituels, tu vois, on ne fait pas ça. Je n'ai pas parlé, pourtant, et j'ai serré. On est restés dans le canapé, trop longtemps, je n'ai pas compté, mais je me souviens avoir ri bref.
Loup m'a demandé : "Quoi ?", comme si ça importait.
J'ai répondu vers le plafond : "On est tellement foutus."
Et Loup savait.
Sa main se repose, sa paume tapisse mon poignet droit. Loup m'enlace souvent quand il ne le sait pas. Je ne connais pas ses rêves, les autres et ceux qui me réclament, mais je laisse, je donne le droit. Il s'est déjà plaint de la taille de mes seins, ronds et imposants sous sa tête qui cherchait à atterrir. Syliam me dit souvent qu'elle le trouve bien avec moi. Bien, je ne sais pas ce que ça veut dire. Je vais trop mal pour ça. Mais s'il y trouve ce "bien" dans tout ça, dans tout moi, je ne l'empêche pas.
Un peu avant les bruits de l'aube, on se rejoint ainsi. Nos deux bras soudain face à face, au-dessus de ce grand creux qu'on laisse bien en place. Signe que lui fatigue et moi qui guette : son sommeil est en chemin, ça ne va plus tarder. Un rituel de bêtes blessées, hors monde et féroces. Juste, on mène nos guerres dans nos propres contrées. On les contemple toutes alignées, sans se croiser. Le film aboie en fond et on n'écoute plus, on ne le finira pas, on le verra mille nuits dans le bleu noir de bien d'autres nuits. On ne se regarde pas, on se sait là, loin de nous comme on est loin de tout.
Puis l'arrivée du lendemain, qui remet nos choses où il faut. La fenêtre est refermée, on se redresse et on reprend comme avant. Syliam revient dans le salon, on redevient trois et c'est doux de nouveau.
Loup et moi, on se dit au revoir sans se le dire, dans le chaud du café.
On ne sait pas quand, je ne sais pas jusqu'à quand.
On sait qu'on gardera le gouffre à cet endroit.
En attendant.